Conter les moutons by Dugain Marc

Auteur:Dugain, Marc [Dugain, Marc]
La langue: fra
Format: epub
Éditeur: JC Lattès
Publié: 2022-02-09T09:23:19+00:00

Il est là, et il y est bien, mais il donne quand même l’impression d’être assis d’une seule fesse sur un tabouret. Quand il sentira vraiment l’inconfort, il se lèvera et partira. Sa fille dit qu’il est bien partout et nulle part en même temps. Elle a raison.

Il dit que si les contradictions produisaient de l’énergie, il serait une centrale à lui seul. La plus importante, invisible au premier abord : il fait partie d’un type particulier de solitaire, le solitaire qui ne se supporte pas seul. Pour se tolérer, il a besoin d’une compagnie bienveillante et porteuse. Il n’est bien seul qu’avec les autres, ce n’est pas toujours facile à défendre. Les grands espaces d’Amérique du Nord, du Brésil, de Patagonie ou d’Australie exercent sur lui une attraction presque viscérale. Mais il ne veut pas sacrifier sa famille à sa vie d’écrivain, pour une raison simple : il n’est pas certain d’être capable d’avoir une vie d’écrivain s’il s’éloignait des siens. Il a vu trop d’artistes plonger tête la première dans un océan de chimères, persuadés que la vie devait plier devant leur travail. Ceux-là ont emmené dans le malheur des innocents dont ils ont gâché la vie pour une reconnaissance pathétique, un espoir de postérité, point culminant d’un orgueil qui suffirait à lui seul à discréditer une œuvre. Alors il se contente d’entretenir la frustration des grands espaces et de l’écrivain voyageur qu’il a été sporadiquement, conscient que cette posture ne s’accommoderait pas des vrais attachements. Lui, il est attaché à sa famille, sa poignée d’amis dont il a le culte, au point d’éviter de les voir pour ne pas les déranger, ou leur créer une pression affective.

L’autre jour, toujours appuyé sur la clôture, on l’entendait discuter avec son dernier fils de l’amitié. Il lui disait que dans une vie on croisait plusieurs dizaines de milliers d’individus pour ne s’attacher durablement qu’à un tout petit échantillon. Son fils s’étonnait d’avoir lui-même si peu d’amis dans son école, et son père lui fit la réponse attendue que ceux qui ont beaucoup d’amis n’en ont généralement aucun. Il a transmis à son fils le goût des attachements forts et discrets. Il croit que la littérature transcende l’amitié car elle a ce pouvoir dont parle Paul Auster, celui de créer une intimité entre gens qui ne se connaissent pas. C’est pour cela qu’il adore rencontrer ses lecteurs lors de conférences ou de dédicaces. Il réalise subitement qu’il est moins isolé qu’il ne pense. Ses valeurs, ses préoccupations sont partagées, beaucoup plus que ce qu’il pensait, convaincu que sa particularité le condamne à la solitude. Il tient de son père une certitude, qu’il a léguée à ses enfants : n’être d’aucun culte, d’aucune chapelle, d’aucun courant, d’aucune idéologie, d’aucun autre parti que celui du libre arbitre. De se forger une opinion loin des influences, du confort de la bien pensance, sans oublier que sa propre opinion ne compte pas tant que cela, en tout cas pas assez pour s’affirmer de façon assurée et péremptoire comme l’époque y oblige.

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